Pour une neutralité engagée, adaptée aux réalités du XXIe siècle
Dans un face-à-face avec Marie-Bertrande Duay, présidente des femmes UDC romandes, le conseiller national Nicolas Walder (Les Vert.e.s/GE) défend une neutralité suisse qui, en une période de nouveaux défis, doit perdurer, mais en composant avec un ordre international qui a adopté des règles pour une saine cohabitation entre nations souveraines.
Le retour de la guerre en Europe, avec l’invasion brutale et illégale de l’Ukraine par le régime russe, marque un tournant dans la politique de sécurité européenne. Parallèlement, la menace d’une offensive militaire de Pékin à Taïwan et les nombreux conflits en cours à Gaza comme à Khartoum font craindre des bouleversements géopolitiques et économiques majeurs, pesant en particulier sur les chaînes d’approvisionnement mondiales, déjà fragilisées par les attaques des houthis contre des navires marchands en mer Rouge. Enfin, l’Etat de droit, la démocratie et l’ordre mondial fondé sur des règles communes sont, jusqu’en Europe, fragilisés par les ingérences de régimes autoritaires, largement relayées par les courants de droite populiste.
A cela s’ajoute la crise climatique qui, en l’absence de réponses rapides et ambitieuses, rendra de vastes territoires inhabitables et engendrera de nouveaux conflits pour l’accès aux ressources, accentuant encore l’instabilité globale.
Ces évolutions confrontent la politique étrangère suisse et notre neutralité à des défis sans précédent, très différents de ceux des années 1990, où l’on croyait béatement que la croissance économique apporterait partout démocratie, paix et progrès.
Dans ce contexte tendu, il est légitime de s’interroger sur notre neutralité et sur sa capacité à remplir ses rôles diplomatique et sécuritaire. D’autant plus que, face à ces défis colossaux, l’UDC propose naïvement un repli sur une neutralité intégrale prétendument séculaire et immuable.
Son initiative ne fait pourtant que perpétuer une vision dépassée de la neutralité; un folklore bourgeois avec l’objectif principal de pouvoir faire des affaires en toute légalité avec Poutine en fermant les yeux sur ses crimes. Et tout cela, sans contribuer ni à la défense de l’Europe et de nos libertés, ni à la lutte contre le changement climatique, ni à la paix et à la stabilité dans le monde.
Au-delà du délit d’opportunisme, une telle posture fait de surcroît fi des développements du droit international au cours du XXe siècle.
En transposant au XIXe siècle le conflit entre la Russie et l’Ukraine, les frontières auraient été – en l’absence d’un cadre international – arrêtées sur le champ de bataille. Dans de telles conditions, la Suisse, en tant que pays neutre, aurait eu la légitimité de s’abstenir de tout parti pris. Mais le XXe siècle a vu la création de la Société des Nations – remplacée dès 1945 par l’ONU et sa Charte. Depuis lors, les politiques militaires impérialistes telles que celle portée par la Russie en Ukraine, sont devenues illégitimes et doivent à ce titre être condamnées, y compris par les Etats neutres comme la Suisse et ce, même lorsque le Conseil de sécurité de l’ONU est paralysé par le droit de veto brandi par l’un de ses membres permanents.
Cela ne veut pas dire qu’il faut renoncer à notre neutralité, mais que celle-ci doit composer avec un ordre international qui a adopté des règles pour une saine cohabitation entre nations souveraines.
Cela n’empêche fort heureusement pas la Suisse de maintenir une neutralité militaire exercée dans les limites clairement définies par les Conventions de La Haye en 1907 qui cadrent les obligations des pays neutres. La Suisse doit ainsi s’abstenir – comme elle le fait dans le conflit en Ukraine – de mettre son territoire à la disposition des belligérants, de leur fournir du soutien militaire et, bien sûr, d’adhérer à une alliance militaire obligeant notre pays à intervenir militairement hors de nos frontières.
Pour remplir son rôle en matière de sécurité, cette neutralité devra s’accompagner d’une réorientation des missions de notre armée vers les risques réels auxquels notre pays, au coeur du continent européen, doit faire face – sachant qu’une invasion généralisée n’en fait pas partie: cybersécurité, lutte contre la désinformation, protection des infrastructures stratégiques et des institutions démocratiques contre les ingérences hostiles, protection contre des actes violents. Une sécurité qui passera aussi par des coopérations militaires et stratégiques renforcées avec l’UE et tous les pays et institutions qui défendent le droit international et partagent nos valeurs démocratiques.
Par ailleurs, notre neutralité militaire, pour être efficace, comprise et respectée, doit aussi s’accompagner d’une politique étrangère cohérente et engagée contribuant au renforcement de la paix ainsi que de l’ordre international et de ses institutions (ONU, OSCE, Conseil de l’Europe, CPI). Un engagement qui s’appuie sur une coopération internationale généreuse, un réseau de représentations diplomatiques étendu et une politique économique responsable. Une politique qui passe entre autres par l’adoption de sanctions à l’égard d’Etats, d’entreprises et de personnes violant gravement le droit international. Car notre neutralité ne doit pas faire de nous des complices des crimes commis par Poutine.
C’est au prix de cet engagement résolu au service du droit international et de ce nécessaire effort d’adaptation de notre neutralité aux réalités actuelles et futures que la Suisse neutre sera reconnue comme un partenaire fiable dans la résolution des conflits et un interlocuteur crédible pour la promotion de la paix et des droits humains et humanitaires. C’est aussi à ce prix que la sécurité de notre pays, qui dépend de l’ordre international, sera assurée au mieux.
>> Lire cet article et la contradiction de l’UDC sur le site du Temps (05.08.2024, payant)